Le Prix Jan Michalski de littérature 2022 est décerné à Taina Tervonen pour son ouvrage Les fossoyeuses, paru aux éditions Marchialy en 2021.
Le jury a salué « la délicatesse avec laquelle l’auteure, dans un livre incroyablement puissant, se saisit du douloureux sujet des charniers en Bosnie-Herzégovine. Les fossoyeuses met ainsi en lumière la nécessité du travail d’identification des victimes d’une guerre dont les conséquences, délibérément oubliées du reste de l’Europe, perdurent. Entrelaçant enquête de terrain, portraits sensibles, carnet de voyage et histoire culturelle et politique, son récit à la polyphonie subtile offre une compréhension inédite de la situation d’après-guerre dans les Balkans et plus particulièrement du devoir de mémoire, quand nommer les corps permet d’apaiser les cœurs. »
Les fossoyeuses, aujourd’hui Prix Jan Michalski de littérature 2022, procède d’une série de séjours en Bosnie-Herzégovine, effectués pendant une décennie par l’écrivaine et journaliste Taina Tervonen, sur les traces d’une guerre ayant engendré, entre 1992 et 1995, près de 100 000 morts et des dizaines de milliers de personnes portées disparues. Les dépouilles de 10 000 d’entre elles n’avaient pas encore été retrouvées au début des années 2010, quand débute le récit, et de nombreux charniers restent à investiguer. Rendre leur dignité aux victimes non seulement tuées sous les armes des milices serbes, mais aussi tues par l’oubli des États, et enfin permettre aux proches de faire leur deuil, telle est la mission qu’embrassent Senem Škulj et Darija Vujinović, toutes deux employées par la Commission internationale pour les personnes disparues, ou ICMP, organisation intergouvernementale fondée en 1996.
La première, anthropologue judiciaire en charge du centre d’identification de la Krajina, recueille les restes humains dans les charniers, reconstitue les corps entremêlés, voire parfois disséminés, tandis que la deuxième, enquêtrice investie d’un rôle de psychologue, rencontre les familles à la recherche de proches disparus dont elle collecte les souvenirs et quelques gouttes de sang afin de tenter, par comparaison d’ADN, de mettre un nom sur les défunt·es anonymes. Interpellée par la méconnaissance générale qui entoure leur travail à la fois immensément long, dur et délicat, Taina Tervonen décide de les suivre dans leur quête de vérité. Croisant la pioche, l’aiguille et la plume, ces trois femmes puissantes entendent retisser la trame d’une mémoire meurtrie, prenant soin tant des mort·es que des vivant·es, et ainsi de notre humanité commune.
Également l’une des protagonistes principales du récit, l’auteure s’implique sans s’imposer dans les différents témoignages qu’elle restitue avec une minutie et une empathie infinies. Adoptant un point de vue sans parti pris que forge une pluralité de regards, elle évite le double écueil de la distance et de l’effusion pour construire un propos d’une justesse remarquable, dans une prose pétrie d’une douceur contrastant avec le réel violent de sa matière d’écriture. Au fil des portraits et des paysages qui se répondent chapitre après chapitre, rencontre après rencontre, Les fossoyeuses se constitue en véritable mémorial de papier. C’est tout le sujet de l’après-guerre qui se trouve alors déplié d’une façon aussi émouvante qu’éclairante, révélant enjeux et questionnements insoupçonnés, aussi indispensables à poser dans le contexte balkanique qu’ailleurs.
Lauréate du Prix Jan Michalski 2022, Taina Tervonen reçoit une récompense de CHF 50’000.- ainsi que deux œuvres du photographe finlandais Pentti Sammallahti choisies à son intention : « Delhi, Inde, 1999 » et « Przevorsk, Pologne, 2005 », extraites de la série « Des oiseaux », tirages argentiques réalisés par l’artiste.
Lauréat·e
Taina Tervonen
Biographie
Taina Tervonen est née en 1973 en Finlande et a grandi au Sénégal. Aujourd’hui établie à Paris, elle collabore depuis plus de vingt ans avec des médias français et finlandais en tant que journaliste indépendante, et est également traductrice, réalisatrice de documentaires, écrivaine, ou encore conteuse d’histoires vraies, comme elle aime à se qualifier. S’intéressant particulièrement à la constellation familiale, à la migration, aux récits de vie et aux silences de l’histoire, elle tire plusieurs livres de ses enquêtes au long cours, parmi lesquels, avec la photographe Zabou Carrière, Fils de… (Trans Photographic Press, 2011), dressant trente portraits d’enfants de parents homosexuels, ainsi que Face à la vie : 1 an à Garches (OstraVista, 2013), immersion dans un service d’oncologie pédiatrique, avec les images de Baptiste Lignel. Son ouvrage Au pays des disparus (Fayard, 2019), s’attachant au destin de migrant·es naufragé·es en Méditerranée, remporte le Prix Louise-Weiss du meilleur reportage européen. Après deux webdocumentaires, elle réalise son premier long métrage, Parler avec les morts, sur les disparu·es en Bosnie, sélectionné au festival Cinéma du réel en 2020. Chez Marchialy, elle publie Les fossoyeuses en 2021 ainsi que Les otages : contre-histoire d’un butin colonial en 2022.
Sélections
The Collector of Leftover Souls: Dispatches from Brazil
Granta, Londres, 2019
Proposé par Kapka Kassabova
Les fossoyeuses
Proposé par Kapka Kassabova
My Pen is the Wing of a Bird: New Fiction by Afghan Women
Proposé par Vera Michalski-Hoffmann
Civilizations
Proposé par Carsten Jensen
The Collector of Leftover Souls: Dispatches from Brazil
Granta, Londres, 2019
Proposé par Kapka Kassabova
Les fossoyeuses
Proposé par Kapka Kassabova
My Pen is the Wing of a Bird: New Fiction by Afghan Women
Proposé par Vera Michalski-Hoffmann
Dans leur nuit
Proposé par Valérie Mréjen
Le ciel par-dessus le toit
Proposé par Jonathan Coe
The Sunken Land Begins to Rise Again
Proposé par Jonathan Coe
Civilizations
Proposé par Carsten Jensen
Le pays du passé
Gallimard, Paris, 2021
Proposé par Carsten Jensen
The Collector of Leftover Souls: Dispatches from Brazil
Granta, Londres, 2019
Proposé par Kapka Kassabova
Les fossoyeuses
Proposé par Kapka Kassabova
River Kings: A new history of the Vikings from Scandinavia to the Silk Roads
Proposé par Vera Michalski-Hoffmann
My Pen is the Wing of a Bird: New Fiction by Afghan Women
Proposé par Vera Michalski-Hoffmann
Dans leur nuit
Proposé par Valérie Mréjen
La fille qu'on appelle
Proposé par Valérie Mréjen
Le passeur
Proposé par Anne Nivat
Jury
Vera Michalski-Hoffmann, Présidente du jury
Éditrice née en 1954, Vera Michalski-Hoffmann s’est investie pour promouvoir la littérature en créant le groupe éditorial Libella avec son époux Jan Michalski. Depuis 1987, de nombreux·ses auteur·es ont été publié·es en français, en polonais et en anglais dans différentes maisons d’édition parmi lesquelles Noir sur Blanc, Buchet-Chastel, Phébus, Wydawnictwo Literackie ou World Editions. En 2004, Vera Michalski-Hoffmann crée la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature en mémoire de son mari afin de perpétuer leur engagement commun envers les acteur·ices de l’écrit, de soutenir la création littéraire et d’encourager la pratique de la lecture.
Jonathan Coe
Né en 1961 à Birmingham, Jonathan Coe est un romancier et biographe britannique. Après des études à la King Edward’s School puis au Trinity College, il obtient un doctorat en littérature anglaise et enseigne à l’Université de Warwick. Il acquiert une renommée internationale grâce à son quatrième roman, Testament à l’anglaise (Gallimard, 1995) pour lequel il remporte le Prix du Meilleur Livre étranger en 1996. La traduction française de son œuvre aux éditions Gallimard, plusieurs fois primée dans son pays d’origine, lui vaut le Prix Médicis étranger pour La maison du sommeil en 1998 et le Prix du livre européen pour Le cœur de l’Angleterre en 2019. En 2004, il est décoré de l’Ordre des Arts et des Lettres de France.
Carsten Jensen
Né en 1952 à Marstal au Danemark, Carsten Jensen est écrivain et journaliste. Après une maîtrise ès-lettres de l’Université de Copenhague, il collabore au quotidien Politiken, puis à divers autres titres de la presse danoise. En 1997, il reçoit le Laurier d’or des libraires danois pour son récit de voyage Jeg har set verden begynde. À partir de 2001, il enseigne à la faculté des lettres de l’Université d’Odense. Son premier roman, Nous, les noyés (Libella-Maren Sell, 2010), connaît un large succès critique et public, et lui vaut le prestigieux Danske Banks Litteraturpris ainsi que le Prix Gens de mer au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo. Il est également lauréat du Prix Olof Palme 2010. En 2017 est publié chez Phébus son monumental roman La première pierre sur l’engagement d’un groupe de militaires danois en Afghanistan. Son œuvre est traduite dans une vingtaine de pays.
Kapka Kassabova
Née en 1973 à Sofia, Kapka Kassabova est l’auteure de recueils de poésie, romans et récits non fictionnels en langue bulgare et anglaise. En 1992, sa famille émigre en Nouvelle-Zélande où elle étudie la littérature française, russe et anglaise, puis publie ses premiers textes avant de s’établir en Écosse en 2005. Ses deux derniers ouvrages traduits en français chez Marchialy, Lisière (2020) et L’écho du lac (2021), remportent plusieurs récompenses dont le Prix Nicolas Bouvier, la mention spéciale du Prix du livre européen et le Prix du Meilleur Livre étranger dans la catégorie non-fiction. Ses ouvrages sont traduits dans une vingtaine de langues. Son prochain titre, intitulé Elixir, est à paraître en anglais aux éditions Jonathan Cape/Graywolf et en français chez Marchialy.
Valérie Mréjen
Née en 1969 à Paris, Valérie Mréjen est une romancière, plasticienne, réalisatrice et vidéaste française. Diplômée de l’École nationale supérieure d’arts de Cergy-Pontoise en 1994, elle édite des livres d’artiste avant de se lancer dans le domaine de la production audiovisuelle. Elle réalise plusieurs courts métrages et documentaires, tels que Pork and Milk (2004) et Valvert (2008), ainsi que le long métrage de fiction En ville avec Bertrand Schefer en 2011, sélectionné la même année à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Elle publie Mon grand-père (1999), L’agrume (2001) et Eau sauvage (2004) aux éditions Allia, puis Forêt noire (2012) et Troisième personne (2017) aux éditions P.O.L. Ses œuvres d’art sont exposées en France et à l’étranger, notamment au Jeu de Paume qui lui consacre une exposition monographique en 2008.
Anne Nivat
Née en 1969, Anne Nivat est une journaliste française, écrivaine et reporter de guerre. Spécialisée dans les zones sensibles comme l’Irak, la Tchétchénie et l’Afghanistan, elle est l’auteure de nombreuses publications chez Fayard, dont Chienne de guerre (2000), qui lui a valu le prestigieux Prix Albert Londres, Islamistes : comment ils nous voient (2006), Les brouillards de la guerre : dernière mission en Afghanistan (2011), La république juive de Staline (2013) ou Dans quelle France on vit (2017). Elle a notamment été correspondante à l’international pour de nombreux journaux tels que Libération, Le Point, International Herald Tribune, New York Times ou The Washington Post. Spécialiste de la Russie, elle publie Un continent derrière Poutine (Seuil, 2018). La France de face, son livre qui vient de sortir chez Fayard, est une nouvelle enquête menée au cœur des préoccupations des Français.