Henri Michaux
« Ecuador » in « Œuvres complètes I »
C’est bien dans le port des partances, Marseille, dans l’attente du navire qui embarque les inquièt·es vers les lointains, que commence véritablement l’histoire d’Ecuador : Journal de voyage (in Œuvres complètes I, Bibliothèque de la Pléiade, 2009). Sans une raison vraiment claire, Henri Michaux quitte son travail parisien aux Éditions du Sagittaire et part s’y installer en mai 1927 pour de longs mois. Il est le jeune auteur – au talent salué par les critiques – d’un unique recueil de poésie, Qui je fus, publié en août 1927 aux prestigieuses éditions NRF. Marseille donc, le grand port du Sud, l’exact opposé du Nord qu’Henri Michaux déteste. Les mois qui passent sont une sorte de « chapitre troué » dans l’existence du jeune Belge. C’est là, dans une chambre d’hôtel, qu’il commence vraiment à peindre et à dessiner. On peut imaginer une amante, comme le fait le biographe Jean-Pierre Martin. Ou tout simplement l’endroit idéal pour attendre la proposition d’un voyage qui tarde à venir.En effet, Michaux a rencontré en 1926 Alfredo Gangotena, brillant poète équatorien, issu d’une richissime famille, débarqué en 1920 dans la ville lumière avec sa mère, ses frères, ses sœurs afin d’y terminer ses études de géologie à l’École des Mines. Ce sont dans les salons littéraires de Jules Supervielle, uruguayen d’origine, que Michaux fait la connaissance de ce garçon timide et à la santé fragile due à l’hémophilie, dont la sensibilité à fleur de peau et la gaucherie le renvoient aux siennes. Ils deviennent amis et évoquent ensemble un voyage en Équateur. Un « je t’emmènerai » suffit à l’auteur de Qui je fus pour se voir au milieu de la jungle amazonienne, de la terre pelée de la sierra, ou entouré de fumigènes volcans toujours sur le point d’exploser. La cité phocéenne sera donc l’antichambre du grand départ.Le départ est enfin annoncé, Michaux rejoint en train le grand port d’Amsterdam glacé à la fin de l’année 1927, en compagnie de la famille Gangotena, d’autres invité·es et d’une myriade de serviteurs. Ils et elles embarquent sur le Boskoop pour quatre semaines de traversée. Michaux a promis à Jean Paulhan, le directeur de la NRF, d’écrire un journal de voyage et de le lui envoyer au fur et à mesure de son périple. Prenant toujours à rebours ce que l’on attend de lui, il s’évertue à détruire toute tentative de forme pour son futur récit. Et mine de rien, par ces phrases de non-voyage, Michaux enterre tout un pan de la littérature du passé et notamment les auteur·rices du XIXe siècle. Feu le voyage d’aventures, tout comme l’orientalisme bon teint. L’ennui prend enfin délibérément sa part dans le récit. Michaux veut du dépaysement, de l’exceptionnel, et cette attente va se retourner contre lui, il recevra en pleine figure son contraire, le quotidien. « Vous réclamez du tigre, du puma, mais on ne vous donne que du quotidien. »Après trois semaines de mer, le Boskoop atteint sa première escale, Curaçao, ensuite c’est le passage du canal du Panama, le 22 janvier, et puis plus rien dans son journal jusqu’au 28 janvier, date de l’explosion verbale sur Quito. Dans ses lettres, il se sent prisonnier de tout et surtout de la famille d’Alfredo, trop envahissante, alors qu’il s’installe dans la maison familiale des Gangotena, dans le centre de Quito. Dans Ecuador, ses premières phrases sont telluriques, pleines de bile ou de lave.Michaux passe les mois qui suivent à lire – « Je ne suis plus à Quito, je suis dans la lecture » –, à s’essayer au théâtre et à la musique, sans grande conviction. Puis arrive le 25 avril, où il compose l’un de ses plus beaux poèmes, Je suis né troué, un hymne à l’expérience du vide : « Ce vide, voilà ma réponse. »Il disparaît en lui-même, ne veut plus rien voir de ce voyage. Ce sont aussi ses futurs écrits qui apparaissent en filigrane ; Michaux en explorateur du vide. Maintenant le besoin de partir se fait de plus en plus pressant, il lui faut fuir Quito, retourner à Paris coûte que coûte. Ainsi se décide-t-il à partir par l’Amazonie avec trois comparses, le 1er octobre 1928. Il descend le Napo en pirogue, arrive à Iquitos au Pérou et poursuit jusqu’à Manaus. Trois mois de fleuves invisibles et impassibles pour lui. Au Brésil, il embarque sur un bateau et arrive le 15 janvier 1929 au Havre. Ainsi se clôt Ecuador.Ce journal de voyage, sa « gaffe » comme il l’écrit, fut publié à la NRF en juillet 1929. Il reçoit un accueil très favorable en France d’André Gide et en Argentine de Victoria Ocampo qui en publie une critique avantageuse. En revanche, en Équateur, ce récit est très mal reçu et particulièrement par ceux qui l’ont accueilli sur place. Alfredo Gangotena, lui, restera en bon terme avec Michaux mais ils n’auront plus l’occasion de se revoir avant la mort prématurée du jeune poète équatorien en 1944.Certes, il serait dommage de n’y voir qu’une diatribe contre ce pays. Les années se succédant, Michaux révisera sa vision et gardera une immense tendresse pour ce pays. On peut voir aussi dans Ecuador le premier des récits de voyages « physiques » que fera Henri Michaux, annonçant son faux jumeaux Un barbare en Asie (Ellipses, 1992, catalogue), fruit d’un périple, trois ans plus tard, en Inde, en Chine et au Japon où le poète fera cette fois l’expérience du plein dans les rues de Calcutta – la « ville la plus pleine de l’univers ». Tout se retrouve inversé : c’est que Michaux ne se laisse pas prendre par ce qui l’attend ou ce qu’il attend.
En lien
Nom d’un animal
Le pain des Français
Le pain des Français
Charloose
Fragmentée
Un cri derrière la porte
Deleuze memories
À mon frère le paysan
Bristol
Claire-Solange, âme africaine
Coco perdu
La bataille du silence